XVII
TOUS POUR UN

Parfaitement immobile sur sa bannette, le regard dans le vague, le commodore Mathias Pelham-Martin écoutait l’exposé de Bolitho sur ce qu’il avait déduit des ordres de Poulain. Il faisait encore plus chaud dans la cabine que quatre heures auparavant, et Bolitho ne put s’empêcher de se demander comment le commodore pouvait supporter cet inconfort supplémentaire.

Mais tandis qu’il parlait, il pensait davantage à sa propre déception et à celle des autres commandants, lorsque, ensemble, ils avaient lu et relu les instructions sèchement rédigées du Français. Il n’était pas étonnant que Lequiller eût été choisi pour cette mission : c’était un vrai renard, celui-là. Il n’y était pas question de la destination finale, et nul port n’y était nommé ni même décrit. Poulain et le commandant de l’autre navire endommagé avaient pour ordre d’achever les réparations de première nécessité, puis de rallier en toute hâte le point de rendez-vous avec l’escadre du vice-amiral français, fixé à cent milles au nord-ouest du cap Ortegal, à l’extrême pointe des côtes septentrionales de l’Espagne. A bien creuser le texte, Bolitho n’y avait trouvé que la maigre consolation de voir ses suppositions confirmées : il avait eu tôt fait de deviner le plan secret de Lequiller.

Si l’amiral français voulait entrer dans un port espagnol et soutenir une rébellion immédiate guidée par Perez, alors il devait déterminer lequel serait le mieux à même d’accueillir son escadre et d’offrir un concours de sympathie aux insurgés. Mais le point de rendez-vous était au large, dans le golfe de Gascogne, et, de La Corogne au nord-ouest jusqu’à Santander, qui est à moins de cent milles de la frontière française, on n’avait que l’embarras du choix.

— Vous aviez donc tort, Bolitho, déclara soudain Pelham-Martin. Vous ne connaissez toujours pas la destination de Lequiller.

Impassible, Bolitho l’observa attentivement :

— Nous avons encore une chance de l’acculer au combat, en arrivant à temps au point de rendez-vous, commodore. A défaut de sa destination finale, nous connaissons ses intentions. Et je considère que celles-ci sont l’élément essentiel. En l’interceptant avant qu’il ne prenne contact avec le continent, nous réduisons à néant ses chances de réussite.

Le commodore ferma les yeux.

— Nous n’en avons pas le temps, et même en supposant qu’il y ait une chance d’atteindre le lieu du rendez-vous, comme vous le suggérez, il se peut que Lequiller ait poursuivi sa route sans même attendre d’être rejoint par les autres bâtiments endommagés. Je ne vois pas de raison de poursuivre cette conversation plus avant.

— Je pense que c’est un risque que nous devons prendre, commodore.

— La discussion est close, Bolitho !

Pelham-Martin écarquilla les yeux : des coups de sifflet retentissaient le long du pont principal, accompagnés de pas sur la dunette au-dessus d’eux.

— Qu’est-ce que c’est ?

Bolitho se sentait singulièrement calme et détendu.

— J’ai donné l’ordre qu’on regroupe tout l’équipage sur l’arrière, commodore. Au vu de ce que nous savons maintenant, au vu surtout de l’urgence de la situation, j’ai le devoir d’user de mon autorité de commandant le plus ancien.

Pelham-Martin le fixa d’un air incrédule.

— Vous… vous ?…

— Vous avez été blessé, commodore, et comme je vous l’ai déjà dit, vous devriez vous faire soigner sans plus attendre.

Il le dévisageait sans sourciller.

— Étant donné les circonstances, je n’ai pas d’autre choix que de vous décharger de vos fonctions, jusqu’à ce que vous soyez en état de reprendre le commandement de l’ensemble de la flotte.

— Vous rendez-vous compte de ce que vous venez de dire ?

Pelham-Martin suffoquait.

— Si vous franchissez ce pas, vous vous exposez à la cour martiale !

La colère lui mettait les larmes aux yeux.

— Et je veillerai à ce qu’on vous inflige la juste peine que vous méritez !

Bolitho attendit sans un mot. Mais cette subite crise de rage avait manifestement exténué son interlocuteur. Toujours allongé, celui-ci ne bougeait pratiquement plus, haletant sous ses draps.

Bolitho tourna les talons. Regroupés contre les fenêtres arrière, les autres commandants l’attendaient, leurs visages cachés dans la pénombre.

— C’est fait ? demanda sèchement Herrick.

— J’ai informé le commodore de mon intention.

Bolitho coiffa son bicorne et se dirigea vers la cloison.

— Je me dois de vous dire qu’il était totalement opposé à mon plan.

Fitzmaurice s’éloigna, l’air anxieux, les épaules basses. Bolitho retira son épée du râtelier et se dirigea vers la porte. Il marqua un arrêt et, se retournant vers les autres, ajouta :

— Lorsque vous avez accepté mes suggestions ce matin, vous ne mesuriez peut-être pas toutes les difficultés que nous allions devoir affronter. J’ai l’intention d’appareiller d’ici deux heures. Je ne saurais vous faire le moindre reproche si vous décidez de rester au mouillage.

Puis il quitta la cabine et sortit au grand soleil. Inch le salua, visiblement inquiet.

— Tout l’équipage sur l’arrière, commandant !

Bolitho fit un signe de tête et se dirigea lentement vers la rambarde de dunette. Il avait si souvent fait ce court trajet ! Que ce fût pour observer ses matelots à l’exercice, pour surveiller le moment où l’on déployait ou ferlait les voiles, pour assister aux punitions, ou simplement pour réfléchir.

Il vit ses officiers alignés contre le bord, les fusiliers marins prêts pour la revue, les petits tambours, et le commandant Dawson avec Hicks à ses côtés.

Il retira son chapeau et le glissa sous son bras. Il parcourut du regard la foule des hommes qui se trouvaient devant lui, répartis sur le pont et sur les passavants. D’autres étaient montés sur les panneaux d’écoutille, ou se cramponnaient aux haubans pour mieux voir.

Dans ce silence, tandis qu’il les observait de la dunette, tous dans l’expectative, des visages se détachaient, l’espace de quelques secondes, avant de se fondre à nouveau dans la masse : ceux-ci avaient été embarqués de force, ils étaient montés à son bord perdus et terrifiés, et voilà que tout aussi hâlés et assurés que de vieux loups de mer, ils ne faisaient qu’un avec leurs anciens ; ce mineur d’étain grisonnant qui, avec une quarantaine d’autres Cornouaillais, avait traversé la moitié du comté pour se porter volontaire au service sur l’Hyperion, non pas parce qu’il connaissait personnellement Bolitho, mais parce que son nom lui parlait – un nom reconnu, qui inspirait la confiance, et qui pour beaucoup d’entre eux était aussi familier que celui de Falmouth…

Et puis il vit son frère à côté de Tomlin, ses cheveux argentés flottant doucement dans la brise : Bolitho se demanda ce qu’il pouvait avoir en tête à cet instant de leur histoire. Songeait-il à son propre avenir, une fois de retour en Angleterre, à la menace du gibet qui planait sur lui depuis si longtemps et qui risquait de devenir une terrible réalité ? Ou pensait-il à son fils, si sérieux au milieu des autres aspirants, ce fils qui était la seule trace vivante de ce qu’il avait laissé derrière lui ? Peut-être après tout regardait-il Bolitho sans autre sentiment que de la pitié ou de l’indifférence ? A moins qu’à la vue de son frère cadet, la vieille rivalité qui les séparait ne se fût ranimée dans son cœur ?…

Gossett toussotait, mal à l’aise. Bolitho se rendit compte qu’il avait dû rester silencieux une bonne minute de temps.

— Quand nous sommes venus ici traquer l’ennemi et le détruire, déclara-t-il, nous n’avions que des incertitudes, plus qu’il n’en faut pour décourager n’importe quel homme. Mais notre obstination n’a pas été vaine. Maintenant, vous me connaissez tous, et je connais beaucoup d’entre vous…

Il fit une pause, sentant une vague de désespoir envahir ses pensées.

— Nous quitterons cette île aujourd’hui. Nous partons en chasse une fois encore.

Il vit plusieurs matelots échanger des regards.

— Pas vers l’ouest cette fois, mais vers l’est, vers l’Espagne ! Nous allons forcer Lequiller au combat et l’affronter en haute mer, comme nous, marins anglais, savons le faire-et nous l’avons prouvé en maintes occasions !

Un des hommes poussa une acclamation, mais se tut lorsqu’il poursuivit sur un ton sévère :

— Il nous a fallu six semaines pour venir du golfe de Gascogne jusqu’ici. Six semaines, parce que nous avancions à tâtons, ralentis par nos recherches. Mais maintenant, nous allons naviguer droit vers l’est, et nous atteindrons l’Espagne en trente jours !

Il perçut dans les rangs quelques murmures d’étonnement.

— Trente jours, même s’il faut faire cracher à ce navire tout ce qu’il a dans le ventre !

Il joignit ses mains dans son dos : la sueur trempait jusqu’à ses poignets.

— Notre commodore est encore trop malade pour nous diriger. Par conséquent, de par les pouvoirs qui me sont conférés, j’assume à compter de ce jour le plein commandement.

Il ignora le courant d’excitation qui balaya le pont principal, tel le vent sur un champ de blé.

— Paré, monsieur Tomlin !

Le bosco choquait déjà les drisses et les fusiliers se figeaient au garde-à-vous ; Bolitho entendit des pas derrière lui sur le pont. Quand il se retourna, il vit Herrick et les autres commandants s’aligner et ôter leur coiffe tandis que la flamme de l’amiral était amenée encore une fois.

Au premier coup d’œil, il était impossible de dire quel commandant l’avait, le premier, rejoint sur le pont. Mais ils étaient là, sous les yeux de l’équipage, bien visibles des navires les plus proches. En agissant de la sorte, ils s’étaient ouvertement ralliés à lui, se privant du même coup de toute défense au cas où il serait accusé de forfaiture.

Tomlin vint sur l’arrière, la marque roulée sous son bras puissant. Il la tendit à Carlyon, qui la reçut avec la même gravité.

Bolitho se pencha sur la lisse et ajouta d’une voix lente :

— Lorsque nous acculerons Lequiller, ce sera une bataille difficile, mais cela, vous ne l’ignorez pas. Je n’ai pas à vous demander de donner le meilleur de vous-mêmes, car vous savez pertinemment que ma vie en dépend.

Il se redressa pour ajouter :

— Vous n’avez pas le droit d’hésiter. L’Angleterre saura vous récompenser…

Il s’interrompit, incapable d’en dire plus. En voyant les regards de ces hommes tout emplis des espoirs qu’il formulait, bercés par ses vaines promesses, contemplant déjà l’honneur et la gloire, alors qu’ils auraient dû mesurer les obstacles qui les en séparaient encore, sa détermination avait fondu comme neige au soleil.

Une voix brisa le silence. Pris de court, Bolitho tressaillit et se retourna.

— Hourra pour le commandant, les gars ! Et pour le vieil Hyperion !

Bolitho n’entendit pas la suite, car au même moment la voix anonyme fut couverte par une immense clameur, dont les échos s’élevèrent sur les flots avant d’être repris et amplifiés par mille poitrines sur les bâtiments tout proches.

Il s’éloigna de la lisse et vit Herrick lui faire un large sourire. Même Fitzmaurice paraissait à la fois confiant et impatient. Les vivats pleuvaient sur Bolitho de tous côtés. Herrick sortit du groupe des officiers alignés et s’avança pour lui serrer vigoureusement la main. Pendant un moment, un moment seulement, Bolitho ne put contenir sa propre émotion, voire sa gratitude envers eux tous. Pour la confiance qu’ils lui avaient accordée sans réfléchir, et pour tant d’autres choses qu’il ressentait mais ne pouvait expliquer.

Farquhar cria par-dessus le vacarme :

— Quelle que soit l’issue de tout ceci, le début en aura été des plus encourageants !

Mais Herrick fut plus catégorique encore :

— Nous allons leur montrer de quel bois nous nous chauffons, par Dieu !

Son sourire était si large que ses yeux avaient presque disparu.

— Avec vous en avant-garde, nous leur donnerons une leçon qu’ils ne sont pas près d’oublier !

Bolitho les salua tour à tour du regard.

— Merci, messieurs.

Il peinait à dominer son trouble :

— Ce sera une poursuite difficile, et nous n’aurons guère de répit. Je doute que nous ayons le temps de nous réunir à nouveau avant notre rencontre avec l’ennemi.

Il fit une pause, mesurant la portée de ses paroles. Certains d’entre eux ne se reverraient plus jamais si, conformément à ses ordres, ils finissaient par livrer bataille à la puissante escadre de Lequiller.

— Mais à présent, nous connaissons nos manières respectives de procéder. Sur mer, au combat, il suffit de venir bord à bord avec l’ennemi et d’y rester. Nos gens feront le reste. J’espère seulement qu’il n’est pas trop tard.

— Je préfère me retrouver devant les Français plutôt que devant une cour martiale, lâcha Fitzmaurice d’une voix calme.

Il haussa les épaules.

— Mais, rapide ou pas, l’Hermes vous apportera tout le soutien voulu quand l’heure sera venue.

Bolitho leur serra la main à tour de rôle.

— Retournez vers vos hommes, et dites-leur ce que nous allons faire. Nous lèverons l’ancre quand la cloche piquera quatre coups.

Il descendit l’échelle, se dirigea vers la coupée à leur suite et se décoiffa lorsque, un par un, ils montèrent dans leur chaloupe.

Alors que Herrick s’apprêtait à partir, il lança d’un ton posé :

— Je ne pourrai jamais assez vous remercier, Thomas. Ce matin, j’étais au bord de la folie. Demain, qui sait ce qui arrivera ?

Il sourit, puis s’écarta pour permettre à Herrick de passer.

— Mais en cet instant, je vous suis reconnaissant.

Herrick hocha la tête avec lenteur.

— Prenez garde à vous. Je vous dois mon premier commandement.

Il eut un large sourire.

— Désormais, il faudra un titre de chevalier pour me contenter !

Des coups de sifflets saluèrent le départ de Herrick. Inch s’approchait :

— Commandant, après la mort de votre épouse, je n’ai pas eu l’occasion de vous dire…

Bolitho le considéra d’un air grave.

— Alors, ne dites rien, monsieur Inch. Il en sera mieux ainsi, pour vous comme pour moi.

Inch le regarda se diriger vers la dunette et s’interrogea :

— Trente jours ?…

Gossett s’avança vers lui d’un pas tranquille.

— Tes heures de sommeil seront comptées, j’ai l’impression.

Inch s’arracha à ses pensées.

— Je ne remuerai pas le petit doigt sur le pont sans mettre le bosco dans le coup, tenez-vous-le pour dit, monsieur Gossett !

Au milieu de l’après-midi, Bolitho revint sur la dunette et observa la côte ; il revivait en pensée les espoirs et frustrations des semaines passées, qui avaient été ses compagnons de tous les instants. Autour de lui, il sentait le bâtiment renaître à la vie. De l’avant lui parvenait le cliquetis régulier du cabestan, qu’accompagnait le violon du musicien ; la puissante voix de Tomlin s’élevait au-dessus de la musique, appelant ses hommes à leur poste. C’était un très vieux chant marin, une de ces antiques rengaines de l’Ouest, région où la majeure partie de l’équipage de l’Hyperion avait vu le jour. Pendant qu’ils s’affairaient sur les ponts et le long des vergues, loin au-dessus, certains devaient penser au pays, songea Bolitho. L’Espagne était loin, bien loin du Devon ou de la Cornouailles, mais c’était toujours mieux que l’autre côté de l’Atlantique.

Il se retourna comme Inch traversait la dunette et saluait.

— L’ancre est virée à pic, commandant.

— Bien.

Bolitho jeta un coup d’œil vers l’Impulsive et observa un instant les hommes qui s’activaient sur ses vergues. Derrière, la silhouette massive du Telamon se détachait, témoin de tant d’épreuves passées, lugubre avertissement pour tous. Le long du bord de mer, des badauds silencieux les regardaient partir et il se demanda si De Block se trouvait parmi eux. Il était monté à bord une heure plus tôt pour présenter ses respects et offrir ses remerciements pour la capture de la frégate. Ni l’un ni l’autre n’avait mentionné le fait que si la Hollande était à nouveau précipitée dans la guerre, le navire pourrait être appelé à agir contre ceux qui l’avaient offert. Mais cela aussi appartenait au passé, et il n’était plus temps de s’en inquiéter.

De Block lui avait tendu une petite maquette finement ouvragée représentant un bâtiment de guerre hollandais.

— En souvenir, commandant. Peut-être pourrez-vous l’offrir à votre fils ?

Bolitho l’avait raccompagné à la coupée et l’avait suivi des yeux comme il regagnait dans son canot ce lieu où il allait retrouver cette existence solitaire à laquelle il était promis pour jamais. Pouvait-on seulement espérer qu’il y vivrait en paix jusqu’à la fin ?…

Il se redressa et ordonna d’un ton sec :

— Exécutez les ordres, monsieur Inch ! Faites appareiller le navire, s’il vous plaît.

Le signal de lever l’ancre flottant sur ses vergues, l’Hyperion quitta son mouillage et se mit à danser lourdement sous la poussée du vent régulier. Bolitho s’agrippa au bastingage lorsque le navire prit de la bande et leva la tête pour surveiller les gabiers alignés au-dessus du pont, travaillant en cadence avec ardeur tandis que la toile se gonflait. Les hommes aux manœuvres n’avaient nul besoin d’être poussés au travail, et, son ancre émergeait à peine de l’eau, que le navire, virant de bord, prit de l’erre en direction du dernier promontoire puis gagna, par-delà, la ligne bleu sombre de l’horizon.

Alors qu’il poussait à vive allure par le travers de la batterie installée sur la colline, Bolitho vit que le navire hollandais saluait, puis se retourna pour vérifier que les autres unités, huniers au vent, avaient bien obéi à son signal et s’éloignaient déjà de leur mouillage. L’Hermès, l’Impulsive, le frêle Spartan… Le dernier à franchir le promontoire fut le petit sloop. Il évita les récifs, le haut du bordé presque à fleur d’eau, l’équipage tout affairé, avant de virer de bord pour se retrouver au vent de la petite escadre.

Une escadre, si l’on veut, pensa-t-il. Mais à cet instant précis, il savait qu’il ne l’aurait pas échangée contre une flotte entière.

 

Au deuxième jour de mer, l’aube s’était levée toujours aussi belle et claire. Mais lorsque Bolitho monta sur le pont après un déjeuner pris à la hâte, il comprit – la sensation était presque physique – que le temps allait changer. Naviguant au plus près sur l’amure tribord, le navire gîtait fortement sous le vent, et les petits moutons avaient fait place, durant la nuit, à de longs rouleaux coiffés de crêtes en rangs serrés, qui allaient rendre leur marche plus pénible.

Au cours de la nuit ils avaient dépassé Trinidad ; ils s’avançaient maintenant en plein océan, sans terre à portée de vue pour briser la monotonie de l’horizon. Il jeta un coup d’œil au compas qui oscillait, puis à l’orientation des voiles. Ils faisaient toujours route plein est, et en se penchant par-dessus la lisse, il nota que l’Impulsive soulevé par une lame puissante piquait sérieusement dans un creux, la coque luisante d’embruns. Il suivait l’Hyperion, à environ trois encablures dans son sillage. L’Hermes était presque caché par les huniers du petit deux-ponts mais, au jugé, il devait être à plus de deux milles en arrière, déjà distancé.

Inch l’attendait pour terminer l’inspection du matin.

— Le Dasher a pris position face au vent, commandant.

Bolitho poussa un grognement et remonta le pont incliné. Le Spartan était déjà hors de vue, ouvrant la route loin devant les autres bâtiments. Comme d’habitude, il se sentit légèrement envieux de Farquhar et de sa merveilleuse liberté, à quoi ne pouvaient prétendre ses vaisseaux si lourds et si lents.

— Nous allons changer de route dans quinze minutes, monsieur Inch. Appelez tout le monde en renfort.

Il ne se sentait pas l’envie de parler. Son esprit était encore à ses calculs, aux figures de sa carte marine.

Gossett porta la main à sa coiffe bosselée :

— Trois cent cinquante milles déjà au loch, commandant. Ce n’est pas si mal.

Bolitho le regarda :

— Attendons de voir la suite…

— Où pensez-vous que se trouvent les Français en ce moment, commandant ?

Inch venait de revenir à ses côtés, et, plissant les yeux pour se protéger du vent, surveillait les hommes qui se précipitaient à leur poste :

— J’ai dans l’idée que Lequiller a fait demi-tour jusqu’à Las Mercedes pour récupérer Perez et ses mercenaires. Je pense que ces derniers seront embarqués sur le navire qui transporte le trésor, pour plus de sécurité.

Il jeta un coup d’œil vers le pavillon de tête de mât.

— Il doit être en route à présent, mais son allure sera sûrement ralentie par le San Leandro.

Il se détourna avec impatience et fit ira signe à Gossett :

— Changement de cap, sept points. Passez sur le bord opposé.

Il sentait les embruns fouetter son visage et le goût du sel sur sa langue. Le bosco acquiesça :

— Bien, commandant.

— Lorsque nous aurons pris notre nouveau cap, je veux courir sous le cacatois, ajouta Bolitho à l’intention d’Inch.

Il fit une pause, observant l’effet de ses paroles sur le visage étonné de son second.

— Et vous pourrez mettre ensuite les voiles d’étai pour faire bonne mesure !

Inch déglutit :

— Avec toute cette toile, commandant, l’Hermes ne pourra jamais nous suivre.

— Faites ce que je dis, monsieur Inch.

Bolitho le dévisagea, impassible.

— Cette fois-ci, nous n’avons pas les alizés dans le dos, aussi nous faut-il naviguer d’abord vers le nord, avant de redescendre vers l’Espagne en profitant des vents d’ouest.

Sa voix s’adoucit légèrement :

— Mais les alizés nous sont toujours favorables, monsieur Inch ! Soyez donc patient !

Il se retourna et lança d’une voix sèche :

— Mettez la barre dessous !

Tandis que les deux timoniers pesaient de tout leur poids sur la roue, Bolitho regarda les silhouettes s’agiter sur le gaillard d’avant : ici l’on choquait les écoutes des voiles d’avant, là-bas l’on s’apprêtait à brasser les vergues, tendues à se rompre, sur le nouveau bord.

— La barre est dessous, commandant !

Tanguant, roulant et plongeant sous la lame, le navire se mit à danser gauchement face au vent. Les voiles vibraient et claquaient avec un bruit de mitraille.

Bolitho s’agrippa à la rambarde, laissant son corps aller et venir au gré du navire pendant que celui-ci continuait de virer, au-delà du lit du vent.

— Halez la grand-voile !

Les hommes se précipitèrent dans une confusion ordonnée, leurs corps bronzés luisant d’embruns, tandis que les déferlantes se fracassaient contre le bastingage tribord et cascadaient sur le pont.

Bolitho frappa la lisse de la paume :

— Maintenant, monsieur Inch ! Laissez filer et étarquez !

Le chapeau d’Inch était de guingois, mais il parvenait à se faire entendre par-dessus les gémissements du gréement et le tapement des voiles.

Bolitho observa avec une sombre satisfaction les hommes aux bras tirer comme des forcenés, prenant appui sur le pont incliné, le corps presque parallèle à celui-ci, alors que les vergues commençaient à pivoter.

Les voiles grondèrent et se gonflèrent ; le navire gîta sur l’autre bord, grinçant de toutes ses poulies, vibrant follement de tous ses haubans, avant de se stabiliser sur son nouveau cap.

Bolitho fit un signe de tête :

— Et maintenant, faites établir les cacatois !

Un coup d’œil sur l’arrière lui apprit que Herrick était paré depuis un certain temps déjà. Virant à la suite de l’Hyperion, son navire piquait du nez à la lame, sa figure de proue et son beaupré disparaissant sous d’énormes paquets d’écume et d’embruns.

— Nord-nord-est, commandant, cria Gossett ! Au près serré !

— Bien.

Bolitho sentait le pont trembler au fur et à mesure que l’on déployait plus de toile. Les matelots dans les hauts paraissaient hors d’atteinte, invulnérables, mais il savait que ce n’était là qu’une illusion de plus. Un faux pas, et c’était la mort immédiate, du moins si le bonhomme avait de la chance. Sinon, il tombait à l’eau et se noyait à quelques encablures du navire, abandonné à son sort. Car essayer de mettre en panne avec tant de voiles ne pouvait conduire qu’à la catastrophe. Une telle manœuvre pourrait même vous démâter proprement un vaisseau.

Sur le pont principal le maître voilier et ses aides sortaient à présent les bonnettes, ces voiles d’appoint que l’on frappait sur les grands-vergues telles de grandes ailes. Avec un peu de chance, elles permettraient à l’Hyperion de gagner un nœud, si le vent voulait bien tenir.

Le gréement et les haubans étaient noirs de monde, les matelots s’agitaient en tous sens pour obéir aux ordres pressants de leurs chefs de division.

Bolitho aperçut tout à coup Pascœ qui escaladait les gambes de revers, son corps mince arqué au-dessus des flots. Il retint son souffle en le voyant glisser. Un de ses souliers tomba en tournoyant et disparut dans l’écume bouillonnante. Le garçon reprit pied et poursuivit son ascension, sa chevelure noire fouettée par le vent.

Il baissa la tête et aperçut son frère debout près du mât de misaine. Protégeant ses yeux d’une main, lui aussi suivait du regard l’ascension du jeune aspirant. Il dut se rendre compte que Bolitho l’observait car il parut hausser les épaules – à moins que cela ne fût un soupir de soulagement.

— LHermes a viré de bord ! gloussa le lieutenant Roth. On dirait qu’il a du mal à étaler !

Bolitho se tourna vivement vers lui :

— Cessez donc de le prendre de si haut ! Si l’Hermes ne peut pas suivre, ses soixante-quatorze canons, c’est à vous qu’ils feront défaut quand vous en aurez besoin !

Roth rougit.

— Veuillez m’excuser, commandant !

Bolitho se dirigea vers le côté du vent et s’appuya contre le bastingage. Il lui fallait se ressaisir, car s’énerver pour une remarque aussi innocente, ça n’avait aucun sens. Roth ne cherchait pas à ridiculiser l’Hermes, dont la coque était d’ailleurs incrustée d’algues, il était simplement fier de son navire. Soudain il se souvint de son impatience et de son irritation en Méditerranée lorsque, comme l’Hermes, son navire avait été ralenti par le poids des concrétions incrustées sur sa coque, et avait été impitoyablement laissé en arrière de la flotte par l’amiral. Mais il était inutile de repenser à cet événement.

— Envoyez un signal à l’Hermes, monsieur Carlyon !

Il fronça les sourcils : il n’oubliait pas l’attitude courageuse de Fitzmaurice, qui n’avait pas hésité à le soutenir.

— « Envoyez plus de toile »… Ce sera tout, ajouta-t-il après une pause.

Fitzmaurice n’aurait sûrement pas apprécié un message de sympathie, en addition au signal ; pas plus que lui s’il avait été dans son cas. Il était aussi engagé que n’importe lequel d’entre eux, et il devait donner bien plus que le meilleur de lui-même pour rester au contact de l’escadre, même s’il fallait pour cela arracher les mâts de leurs clavettes.

— Ils ont envoyé l’aperçu, commandant, déclara Carlyon, l’air surpris.

Des cris et des jurons fusèrent du pont principal lorsque la bonnette bâbord se gonfla et claqua violemment : on eût dit un monstre marin pris au piège. Elle ne prenait pas très bien le vent, mais c’était mieux que rien. Au moins, cela gardait les hommes occupés, et ils n’étaient pas au bout de leur peine.

— Je ne l’ai jamais vu avancer aussi vite, commandant, dit Inch.

— Il se peut que nous trouvions des vents moins favorables au nord.

Bolitho pensait tout haut.

— Nous devons pousser ce navire autant que nous le pouvons, et tirer le meilleur parti possible des alizés.

Les gabiers descendaient déjà sur le pont ; leurs voix retentissaient, exultant à l’évocation du superbe déploiement de puissance qu’ils avaient libéré et maîtrisé.

Bolitho déclara brièvement :

— Je serai dans la chambre des cartes, monsieur Inch. Vous pouvez faire rompre les hommes de quart sur le pont.

Dans la petite cabine, il s’assit à sa table et contempla fixement la carte. Tout était prêt, il semblait qu’il n’y avait rien à ajouter à ses calculs soigneux. Il feuilleta les pages écornées de son journal de bord qui répertoriait le nombre de milles parcourus, les navires aperçus, les hommes tués ou blessés. Il le referma avec un bruit sec et se leva. Il devait par-dessus tout cesser de penser au passé, d’agiter des souvenirs sur lesquels il n’avait plus de prise.

On frappa à la porte.

— Entrez.

Son frère s’avança. L’œil vide, il lui lança un regard poli.

— Fermez la porte, dit Bolitho, puis d’une voix plus douce. Vous pouvez parler de confiance. Personne ne vous entendra.

— Je voulais vous parler de…

Il hésita, puis ajouta brusquement :

— J’ai appris ce qui est arrivé à ta femme. J’en suis désolé. Que dire d’autre ?

Bolitho poussa un soupir.

— En effet. Merci.

— Quand j’étais à Cozar avec les autres prisonniers, je la voyais déambuler près de la vieille forteresse. Je crois bien que j’ai dû, moi aussi, en pincer un peu pour elle à l’époque.

Il sourit d’un air triste.

— Penses-tu pouvoir rejoindre l’escadre française, cette fois-ci ?

— Oui, répondit son frère en le regardant dans les yeux.

— Si c’est le cas et si la fortune nous sourit, que comptes-tu faire de moi ?

— Je n’ai pas encore décidé.

Bolitho s’assit d’un air las et se frotta les yeux.

— Si nous parvenons à trouver et à battre Lequiller…

Son frère leva les sourcils.

— Le battre ?

— Le mettre hors de combat sera suffisant.

Hugh avait tout suite deviné ce que, curieusement, les autres n’avaient pas même soupçonné. Une bataille en mer, peut-être à cent milles des côtes du golfe de Gascogne, pouvait entraîner autant de pertes pour le vainqueur que pour le vaincu.

Il poursuivit d’un ton sec :

— Je peux te remettre entre les mains des autorités avec une demande de clémence. Étant donné ce que tu as accompli à bord du Spartan, je ne vois pas comment on pourrait te la refuser.

Il leva la main.

— Écoute-moi d’abord ; ensuite seulement tu pourras parler. Bien sûr, je peux toujours te faire passer à terre sous le prétexte d’une mission quelconque.

Il détourna le regard.

— Et tu pourras alors déserter et aller où bon te semblera.

— Quel que soit ton choix, tu t’exposeras à la critique et au danger, Dick. Surtout si tu choisis la seconde solution, et tu devras supporter l’idée d’avoir fait passer ton devoir après des motifs de convenance personnelle…

Bolitho le regarda fixement :

— Pour l’amour de Dieu, crois-tu que j’en suis aujourd’hui à me soucier de cela ?

— Oui, je le crois ! Si tu m’offres une chance de déserter, c’est non seulement qu’au fond de toi tu ne crois pas à l’indulgence de la cour martiale, mais aussi parce que tu crains que mon fils ne puisse supporter de me voir jugé et pendu pour trahison.

Il sourit d’un air attendri :

— Je te connais trop bien, Dick !

— Oui ?

Bolitho se leva et s’approcha du casier à cartes.

— J’accepte ton offre. Je m’enfuirai.

Une fatigue soudaine perçait dans sa voix.

— Mais pas en Cornouailles, où l’on pourrait me reconnaître… Disons, quelque part en Angleterre, reprit-il après une pause. Je n’ai pas l’intention de finir dans quelque prison miteuse à l’autre bout du monde.

Bolitho le dévisagea.

— Peut-être en reparlerons-nous plus tard.

— Je ne crois pas.

Son frère l’observait calmement.

— A ce propos, je pense que tu as été bien sot d’agir comme tu l’as fait. Tu aurais dû faire porter le chapeau à Pelham-Martin et rester amarré à Sainte-Croix. A présent, quelle que soit la tournure des événements, il aura l’avantage.

— C’est possible…

Hugh acquiesça d’un signe de tête.

— Peut-être aurais-je agi comme toi, après tout. On dit que tous les habitants de Cornouailles ont un grain dans la tête, et il me semble que nous ne faisons pas exception à la règle.

On entendit des bruits de pas dans le couloir. L’aspirant Pascœ passa sa tête à la porte.

— Les respects de M. Roth, commandant. Peut-il prendre un ris ? Le vent a légèrement fraîchi.

Dans l’attente de la réponse, ses yeux allaient de Bolitho à Hugh.

— Commandant ?

— Non, répondit Bolitho, ni maintenant ni plus tard, sauf si nous avons affaire à un ouragan.

Pascœ hocha la tête :

— Bien, commandant, je lui transmets votre ordre à l’instant. Est-ce que M. Selby peut continuer à m’apprendre l’usage du sextant ? ajouta-t-il. Je peine un peu…

Bolitho l’observa gravement.

— Pas plus que les autres, monsieur Pascœ. Vous êtes jeune, c’est tout…

Puis il regarda son frère.

— Si c’est compatible avec vos autres tâches, vous avez ma permission, monsieur Selby… Étant donné notre récent entretien, poursuivit-il, j’imagine qu’on peut vous faire confiance quant au bon usage de votre temps ?

Hugh acquiesça de la tête et ses yeux s’illuminèrent.

— J’en ferai bon usage, commandant. Je vous donne ma parole.

Quand ils furent partis, Bolitho se prit la tête entre les mains et contempla la carte d’un œil rêveur. Autrefois, il avait ressenti de la pitié pour son frère, conscient que tout avenir lui était dénié. Maintenant, il n’éprouvait que de l’envie. Quand bien même le jeune homme continuerait à ignorer l’identité de son instructeur, Hugh l’aurait tout à lui. Il pourrait ainsi chérir en lui la mémoire du passé, heureux que son fils ne porte pas la honte de son nom, conscient que la vie du garçon serait le nouveau départ de la lignée qu’il avait, quant à lui, irrémédiablement déshonorée.

Pour sa part, il ne possédait rien. Il effleura à nouveau le médaillon du bout des doigts. Il ne lui resterait que les souvenirs, et, au fil des années, eux aussi deviendraient aussi insaisissables que le vent, et ne lui seraient plus d’aucun secours.

Il se leva d’un élan et prit sa coiffe. La chambre des cartes n’était pas le lieu idéal pour rester seul. Sur le pont, il avait au moins le navire entre les mains, et tant que durerait cette mission, il essaierait de s’en satisfaire.

 

Ennemi en vue
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